Eric D. Widmer

Widmer E., Kellerhals J. (2007). Conflits de germanité, style d’interactions conjugales et réseau social. In: M. Oris, G. Brunet, E. Widmer, A. Bideau (2007). Les fratries. Une démographie sociale de la germanité. Bern-Berlin-Bruxelles-Frankfurt am Main-New York-Oxford-Wien, Peter Lang, pp. 291-309.

Les recherches psychosociales se sont longtemps centrées sur les relations conjugales et les relations du couple avec l'enfant, en laissant de côté les relations de germanité. Plus récemment, les études d’inspiration sociologique portant sur ce lien se sont multipliées. Elles ne se sont pas encore attelées, néanmoins, à dégager l’impact des modèles d’interactions familiales sur les relations de germanité. Le constat est particulièrement frappant à propos des conflits. Alors que leur généralité durant l’enfance et l’adolescence, et leur importance pour la construction identitaire, ont été démontrées (Brody, 1998 ; Widmer, 1999), la dynamique qui les associe au mode de fonctionnement global de la famille est encore largement inconnu (Kellerhals Troutot et Lazega, 1993 ; Widmer, Kellerhals et Levy, 2003). De même, bien qu’on ait souvent affirmé (Bott, 1956; Burger et Milardo, 1995 ; Widmer, 1999 et 2003 ; Widmer, Kellerhals et Levy, 2004), la nécessité de contextualiser les relations de la famille nucléaire en considérant les effets de l’environnement relationnel plus large dans lequel elle s’insère, on ne sait pratiquement rien quant aux effets du réseau social de la famille sur les relations des germains durant l’enfance et l’adolescence.

On rappellera d’abord brièvement les principaux modèles explicatifs du conflit de germanité privilégiées à ce jour dans la littérature psychosociologique. Sur la base d’une enquête quantitative portant sur les couples en Suisse, on cherchera ensuite à estimer l’impact qu’ont sur le conflit fraternel deux facteurs déterminants : les structures d’interactions des couples (les styles d’interactions conjugales), et les réseaux de sociabilité dans lesquels ces couples s’insèrent.

Modèles explicatifs du conflit de germanité

Les premiers chercheurs à s'être intéressés au conflit fraternel s'inspirent de la psychanalyse. Dans cette perspective, la compréhension des relations fraternelles est impossible sans recours au triangle oedipien. Ainsi, selon Anna Freud, "les analyses d'enfants et les reconstructions d'analyse d'adultes nous apprennent que la relation de l'enfant avec ses frères et sœurs est subordonnée à la relation qu'il a avec ses parents et en dépend" (Freud, 1976). Le complexe de Caïn1 est considéré comme une extension du complexe d'Oedipe, qui devient "un complexe familial" (Gayet, 1993). De la relation avec les parents provient la rivalité fraternelle, terme sous lequel les chercheurs de cette orientation regroupent les sentiments de jalousie, d'envie, de compétition, que connaissent les germains, et les conflits qui en découlent.

Ce modèle explicatif est remis en question depuis peu par plusieurs hypothèses alternatives, provenant des théories du tempérament, de l’échange social et des systèmes (Brody, 1998). Le tempérament fait référence au style de comportement de l’individu dans ses interactions avec autrui. On considère que ce style se développe durant les premières années de vie et qu’il est au moins partiellement inscrit dans la constitution génétique des individus. Dans les analyses portant sur le lien de germanité, on a constaté que les enfants ayant des tempéraments difficiles ont significativement plus de peine à accepter la naissance d’un germain (Dunn et Plomin, 1991 et 1992). Par ailleurs, les enfants au tempérament hyperactif développent quatre fois plus souvent des relations conflictuelles avec leurs germains que les enfants non-hyperactifs (Mash et Johnson, 1983).

Cette explication psychologique du conflit de germanité, ressortant à des traits inhérents à l’individu (quand bien même ces traits sont également influencés par les contextes de vie) doit être complétée par la prise en compte de facteurs sociologiques. L’explication réaliste du conflit de germanité proposée par Felson (1983 et 1988), s’inscrivant dans les théories de l’échange social, fait l’hypothèse que le conflit de germanité ne trouve pas ses origines dans le complexe d'Oedipe, mais dans la compétition entre germains pour l'obtention de biens rares. Ainsi, les conflits entre les germains concernent des problèmes de droit: droit d'utilisation, de propriété, distribution des ressources parentales, espace réservé, division du travail (Raffaelli, 1992). Dans cette perspective, ceux des cadets qui savent pouvoir profiter de l'intervention de leurs parents sont désireux du conflit (qui leur permet d'obtenir plus d'égalité, par exemple dans la répartition des tâches), alors que ceux qui ne sont pas appuyés par leurs parents ne le recherchent pas, car il ne pourrait être alors qu'à leur désavantage. Dans ce dernier cas, le cadet se soumet à l'aîné avec qui il a une relation foncièrement inégalitaire mais non conflictuelle. Le conflit fraternel est donc théorisé comme issu d’un calcul stratégique des germains, visant à augmenter des possessions ou avantages concrets (et non symboliques). Dans cette perspective, les situations très tranchées du point de vue de la répartition du pouvoir et des rôles rendent l’émergence de conflits entre les germains moins probable : les familles mettant l’accent sur les différences statutaires (entre aînés et cadets, filles et garçons) verraient alors, par hypothèse, émerger moins de conflits de germanité que les autres, en même temps que de plus grandes différences de pouvoir dans la fratrie.

Une perspective alternative, issue de l’analyse systémique, théorise la famille comme un "système en conflit" (Sprey, 1969), dans lequel les tensions émergeant dans chacun des sous-systèmes familiaux (relation conjugale, relation parent-enfant, relation de germanité) sont liées les unes aux autres. On a fait trois hypothèses concurrentes concernant l'enchaînement des conflits dans la famille nucléaire :

1) L’hypothèse de compensation suggère que les problèmes conjugaux sont contrebalancés par des relations parent-enfant et des relations fraternelles harmonieuses, chacun des conjoints se réfugiant, en quelque sorte, dans la relation à l’enfant quand le conflit conjugal éclate; les frères et sœurs faisant bloc pour affirmer la permanence de la famille. Cette hypothèse prédit donc des corrélations négatives entre conflit conjugal, conflit parental et conflit de germanité : l’augmentation de l’un fait diminuer la fréquence de l’autre.

2) L’hypothèse de diffusion postule au contraire que les problèmes conjugaux ne peuvent limiter leurs effets à la relation de couple et péjorent la relation à l’enfant et la relation fraternelle. Elle postule que, dans le cadre familial, la négativité d’une relation déteint sur les autres relations. Cette hypothèse prédit des associations positives entre conflit conjugal, conflit parental et conflit fraternel : la présence du conflit dans une des relations fait augmenter la probabilité de le retrouver dans les autres relations constitutives de la famille nucléaire.

3) L’hypothèse d’imperméabilité affirme qu’il y a indépendance entre les sous-systèmes conjugaux, parentaux et fraternels. Certains mécanismes permettraient de neutraliser les effets que pourrait avoir la relation conjugale sur les relations entre parents et enfants, et entre les germains. Cette hypothèse prédit une absence de corrélation entre conflit conjugal, conflit parental et conflit fraternel.

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